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Un autre Finistère - n° 1 mars 2002 (dossier Jean-Michel Caradec)


Il chantait la Bretagne et l'ailleurs. Jean-Michel Caradec avait séduit Maxime Le Forestier et Georges Brassens. Avant de tutoyer Elton John et d'inspirer Cabrel...

D'abord, il y a le premier cri, à Locquénolé, le 20 septembre 1946 : « Ma mère au-dessus de mon berceau a dit qu'il est pas beau. Ça commençait bien pour moi. J'étais mal dans ma peau ». Et puis l'enfance, entre une mère institutrice et un père officier marinier : « Dans mon école communale, on m'apprit la morale, mais moi j'en croyais pas un mot. J'étais mal dans ma peau ».(1)

Talentueux dilettante

Il y a aussi Marguerite, la nourrice, et son kig ha fart de derrière les fagots : « On a eu beau me gaver de lait, de bouillie de gâteau, de vitamines A,B,C,D, J'ai jamais été gros ».
A Brest, il décroche un Bac de philo et un premier prix de Conservatoire. Talentueux dilettante... « Pendant les leçons de musique, j'écoutais les oiseaux. Les cours d'éducation physique, j'les prenais en duo, avec la p'tite du haut ».
Lui, c'est Jean-Michel Caradec. A son palmarès pour l'instant, deux trois reprises, une chanson sur son grand-père, et quelques autres compositions personnelles interprétées au hasard des radio-crochets. José Le Moigne, poète, romancier, aussi un ami de la première heure, n'a pas oublié : « Les Brestois de ma génération se souviennent sans doute de la Semaine Commerciale et des Tréteaux chantants. Je revois Jean-Michel sur sa première scène, avec ses cheveux courts, sa guitare espagnole et ses lunettes. Rien vraiment d'une, future vedette. Mais il avait la Foi, et nous l'avions aussi. La première année il chanta Potemkine, arriva en finale, et termina second. La seconde année il prit le risque d'interpréter une de ses compositions, Les deux hémisphères, qu'il venait de m'offrir, et gagna le concours ».



La côte de Kerlouan où Caradec rencontra Pierre Brasseur.


Arrive mai 68, ses espoirs, ses pavés... Caradec est à Paris. Au Lycée Henri IV, il prépare Normal Sup. Ce sera autre chose.

Invité par Pierre Brasseur

Retour en Bretagne. Caradec a 22 ans. Cheveux longs et chemise à carreaux. Face aux plages de Brignogan, dans la maison familiale, il gratte la guitare empruntée à sa grande sœur... Et Bob Dylan chantait : « Hey Mister Tambourin Man, play a song for me ». Quand le cinéaste polonais Walerian Borowczyk débarque à Kerlouan pour tourner Goto, l'île d'amour, il accourt. À Pierre Brasseur, qui tient le rôle titre, il expose son cas : il a dans sa besace quelques chansons qui n'attendent que leur interprète.
Au flanc ! Et l'improbable de jouer les outsiders. Brasseur accueille généreusement l'inconnu. On sympathise, on convient de se revoir à Paris dès le film achevé.
Goto, l'île d'amour mérite la parenthèse. Borowczyk, pose alors la première pierre d'une oeuvre cinématographique remarquée, entre surréalisme tourmenté et érotisme lyrique. Une ambiance que l'on retrouvera précisément chez Caradec.
On n'en est pas là. À Paris, il y a Brasseur qui tient ses promesses, les premiers contacts avec le show-biz et les frites de Tante Aline quand danser devant le buffet devient pénible : « Ça n'a pas été facile pour lui au début, se souvient-elle. J'avais une petite échoppe de restauration, je l'ai aidé comme j'ai pu » Concrètement, il est introduit chez Polydor grâce à un certain Reggiani. Entre 1969 et 1972, Caradec y enregistre six quarante-cinq tours. Qui ne décollent pas. Polydor songe à rompre son contrat. In extremis, Jacques Bedos, une figure de la maison, lui obtient un poste de directeur artistique adjoint. En attendant...

« Celui qui a le pouvoir d'aimer »

72, donc. Premier album. Des poésies douces amères servies par une voix qui impose d'emblée sa personnalité : « Mille sarabandes , sur le sable blanc, blanc comme la main, main de mon amour, mourir dans ses yeux, brûler dans son ventre, comme loin des cages, un oiseau qui chante ».(2)
« Il avait des visions poétiques fulgurantes et un art consommé pour les retranscrire », confie Nicole, sa sœur aînée.
Claude Samard, multi-instrumentiste, compagnon de scène et de studio de Caradec à partir de 1975, le confirme: « Jean-Michel était un poète que le flash sur Dylan a conduit à faire des chansons » Comme le costume d'Arlequin, son talent est polychrome. Caradec, en breton, c'est celui qui à le pouvoir d'aimer... Un gros appétit de vivre associé à un sens de l'humour redoutable l'amène à écrire de tout autres textes. Ceux-là sont pleins de jeunes filles aux cheveux décoiffés, aux seins dressés sous des t-shirts encore froissés. On s'y encanaille sans remord. Et sans égard pour la « flicaille » ou les «jeunes filles de bonne famille ». C’est sensuel, réjouissant, jamais vulgaire.



Dos de la pochette originale de l'album "Sous la mer d'Iroise... Portsall".
Jean-Michel Caradec avec Elton John et face à la marée noire.



« Une petite fille de rêve »

« Une façon pour lui de se protéger. Mon frère était un angoissé doublé d'un épicurien. Il adorait bien manger, bien boire », poursuit Nicole. Cette dualité lui vaudra d'être taxé tant de mièvrerie que de légèreté. « Je suis un enfant supranaturel de Trénet et Dylan », répondra-t-il avec à-propos.
Deux ans plus tard, le succès. Ma petite fille de rêve, extrait du 33 tours éponyme, est un tube. Simple comme une comptine. Frais comme un baiser dans le cou. L'Arlequin, toujours... Mais ce deuxième album recèle une composition d'un autre genre, Mai 68 : « Et le sang des gars de Nanterre, a fait l'amour avec la terre, et fait fleurir les oripeaux, le sang est couleur du drapeau, au royaume de France ».(3)

Engagé

« En 1968, Jean-Michel avait été sympathisant maoïste. Il était resté très engagé », raconte Nicole. C'est une autre couleur du personnage Caradec. Jusqu'à la fin, elle ne s'effacera pas.
74, année faste. Maxime Le Forestier enregistre à son tour Mai 68, et accueille Caradec en première partie de ses récitals. Cette proximité avec l'auteur de San Francisco lui vaudra parfois d'être considéré comme son jumeau musical. Il est bien plus que ça. Cette même année, le directeur artistique Caradec reçoit un inconnu qu'il encourage à écrire. Un dénommé Barbelivien... Avant que de composer des odes à la Fleur de lys, l'intéressé rendra un hommage nettement plus inspiré à son « parrain » en musique : « Vous pouvez ranger vos matraques, Caradec a rejoint Kerouac ».

Un modèle pour Cabrel

Claude Samard : « Jean Michel avait le don pour repérer les débutants qui allaient faire carrière. J'étais avec lui quand il entendit Cabrel pour la première fois et je me souviens qu'il appela successivement la radio puis la maison de disque pour qu'on lui fasse parvenir le disque. Dès la première écoute, il était persuadé qu'il réussirait ».
Et pour cause ! Selon Jean-Louis Foulquier, animateur de « Pollen, Les copains d'abord » sur France inter, l'inspirateur de Cabrel se nommait... Caradec : « Si Francis avait un modèle quand il a commencé c'était lui ».(4)
L'instinct de Caradec ne se limite pas à la chanson française. Là encore, les grands talents se rencontrent : « Il avait aussi flashé sur Dire Straits, bien avant Dylan, poursuit Claude Samard. Il m'avait dit un jour vouloir contacter Knofler pour l'avoir sur son prochain album. Ce que Jean-Michel avait imaginé, Dylan le fit un peu plus tard ».



Le hameau de Meneham, à Kerlouan.


« Ile »

1975. Le succès ne se dément pas. Nouvel album, nouveau tube : Ile. Un titre dont la pérennité radiophonique n'a pas été démentie à ce jour. En marchant dans le sable de la Côte des légendes, à Meneham, le hameau où furent tournés les extérieurs de Goto, l'île d'amour, là où tout a commencé, on touche au plus près des racines de Caradec.
Nicole : « Le rêve de mon frère était d'acheter une île en Bretagne afin d' y installer son studio d'enregistrement. Il voulait d'ailleurs être incinéré et que ses cendres soient dispersées au large des rochers de Kerlouan et Brignogan qu'il adorait ».
75 est aussi l'année du premier Olympia. Plus Arlequin que jamais, Caradec y interprète tant le très dylanien Pas en France (« Un jour on pourra dire tout ce qu'on pense, il suffit de changer la France »(5) que la ballade de Mac Donald, laquelle préfigure par bien des aspects l'album de chansons pour enfants qui paraîtra l'année suivante.

Régionaliste ? Non...

En 77 sort Ma Bretagne quand elle pleut. Ce titre, devenu emblématique de l’œuvre de Caradec, est à l'origine d'une confusion. Ici, ni chauvinisme, ni marotte. Mise à l'honneur avec une grande sensibilité, la Bretagne n'est pas pour autant une référence obsessionnelle. « Mon frère était amoureux de la Bretagne. Il était profondément Breton, mais il n'était pas que ça «, commente Nicole. Même écho du côté de Claude Samard : « Chez JeanMichel, les valeurs bretonnes côtoyaient le Flower power californien ». Homme de gauche, Caradec considère avec un grand recul le renouveau identitaire breton des années 70 : « Stivell a fait réagir beaucoup de choses. Il est un phare. Ce qui me gêne, ce sont les réactions d'un certain public autour d'un nationalisme exacerbé qui sent le racisme. Mais je crois qu'aujourd'hui, le mouvement va se prolonger sainement ».(6) De fait, Caradec n'a jamais été ce que l'on nomme un militant breton. Hervé Giloux, poète, parolier, le rappelle : « J'étais abonné à un journal régionaliste. A la mort de Jean-Michel, je me suis ému de l'absence de nécrologie. On m'a répondu qu'il ne s'était pas suffisamment engagé pour la cause bretonne ».

Surprise :
premières parties


Avec Ma Bretagne quand elle pleut, Caradec décroche le Prix de la SACEM. Après Le Forestier, mais aussi Serge Lama, c'est Brassens qui l'invite en ouverture de rideau. À Bobino. Des allures de consécration... L'Arlequin est-il devenu un homme heureux ? Extrait-du même album, le titre Dans ma peau, dont les premiers couplets ouvrent cet article, le laisse à penser : « Aujourd'hui je mange et je bois à tire-larigot, je ne suis toujours pas bien gros, mais jsuis bien dans ma peau ». La réalité n'est pas si simple. Deux ans plus tard, sur une compilation Paroles et Musique parue chez RCA, Caradec écrit : « Je chante parce que je suis bien dans ma peau même si je suis parfois mal dans ma peau... parce que souvent ça fait du bien d'être mal dans sa peau ». Rien de neuf sous le soleil des angoissés. « C'était un personnage qui paraissait extrêmement fragile, mince, maigre »,(7) dira Maxime Le Forestier. « JeanMichel était un écorché vif en quête d'amour idéal. Un amour que bien sûr il ne trouvait pas », ajoute Nicole.
Le mariage de Caradec va à vau-l'eau. The show must go on... Deux albums paraissent coup sur coup.
Sous la mer d'Iroise, en 78, contient le fameux Portsall, une intelligente protest song en réaction au naufrage de l'Amocco Cadiz et à la marée noire qui s'en suit. «J'ai jamais cherché à faire de larue caradec.jpg (86403 octets) mobilisation ou de la démagogie. C'est quelque chose qui m'a touché de près. Quand j'ai écrit Portsall, j'étais sur place, les pieds dans le pétrole, et j'ai chialé pendant deux heures devant ma plage qui était souillée », déclare-t-il sur France Inter.(8) Caradec a pourtant une raison de se réjouir. Au dos de la pochette, on peut le voir en compagnie d'Elton John pour qui il nourrit une véritable passion.



La rue Jean-Michel Caradec inaugurée à la fin de l'année 2001, située dans le quartier de la Cavale Blanche (Brest).
Photo : Ouest-France


Producteur de disques

En 79, Parle-moi, avec le superbe Beaubourg Street, contient en germe une évolution rock qui ne tardera pas. Avant cela, l'Arlequin trouve aussi l'inspiration pour la bande originale du film Le pion, ou encore l'hymne des supporters de l'équipe de foot de Laval...
Dans sa maison de SaintCloud, Caradec implante la société Madeline Songs et le Studio Florian, du nom de ses deux enfants. « Jean-Michel Caradec, qui n'a pas envie de se laisser piéger par le métier (...) vient de s'installer un studio dans sa cave, pour devenir son propre producteur de disques », peut-on lire dans la défunte revue Chansons. Cette initiative, une première pour l'époque, va susciter de nombreuses réserves dans la profession. « En matière de gestion de carrière, tout le monde n'est pas Jean-Jacques Goldman ou Madonna. Difficile de réunir selon l'heure l'inspiration poétique et la rigueur comptable. Jean-Michel s'est débattu entre ses contradictions », explique Claude Samard. « Son idée d'autoproduction était bonne mais de multiples obstacles familiaux et professionnels l'ont transformée en cauchemar, à tel point que pour son dernier album il dû « s'exiler » sur l'île de Ré », poursuit-il.

Passeport pour la mort

Cet ultime opus s'intitule : Dernier avis. On a beaucoup glosé sur le caractère prémonitoire des morceaux qui le composent et dont les titres se suffisent à eux-mêmes : Passeport pour la mort, je pars... Plus simplement, Caradec se prépare à prendre une nouvelle direction. Son divorce est en cours. Nicole : « Il m'avait dit : H Je veux vivre et travailler en Bretagne ». Il ne s'agissait pas pour lui de se transformer en ermite mais de s'installer enfin sur son île ». Musicalement, Dernier avis est un album pop-rock des plus aboutis. Le fil du funambule en sera le tube post-mortem.
Le 29 juillet 1981, JeanMichel Caradec se tue au volant de sa voiture près de Rambouillet. Il laisse derriè- re lui une centaine de compositions et une certaine idée de la chanson française.



" Ile, tu es née de la pluie, De ma folie, Assaillie par les vagues."


Les héritiers

Qu'est-ce qui va rester ? s'interrogeait l'Arlequin sur son dernier disque. Des compilations, mais, hélas, pas d'intégrale. Un site internet à visiter d'urgence(9). Quelques plaques de rues de-ci, de-là. Et une génération de chanteurs marquée au sceau de son talent. « Son influence sur les auteurs compositeurs interprêtes français me semble évidente. Ses chansons aux inflexions dylaniennes, qu'il fut le premier à introduire en France, ne sont pas éloignées, 20 ans après, des phrasés de Bruel, Goldman, Cabrel ou Stephan Eicher Que ceux qui aiment ces artistes écoutent Jean-Michel, ils s y retrouveront ». C'est Claude Samard qui le dit, et il n'y a pas grand chose à ajouter.


Renaud Marhic
Photos : Philippe Erard

Remerciements à Aline Caradec, Nicole Vaysette, Claude Samard, Pascal Dumay, Hervé Giloux, José Le Moigne, Yannick Le Bris, Daniel Pantchenko et la revue Chorus.

[1] Dans ma peau, Decca, 1977.
[2] Milles sarabandes, Polydor, 1972.
[3] Mai 68, Polydor, 1972.
[4] Jean-Michel Caradec, Enfant supranaturel de Trenet et Dylan, par Daniel Pantchenko, Chorus n° 16, été 1996. Chorus, 1996.
[5] Pas en France, Polydor, 1975.
[6] Interview à Armor Magazine, 1975.
[7] Interview à Chorus, 1996.
[8] Le téléphone sonne, 1980.
[9] www.jeanmichelcaradec.com