Je ne suis qu’une carte postale
Et moi aussi j’ai le cartable
Plus lourd qu’une table
J’me replonge trente ans en arrière
Le soir quand j’ai l’moral pas clair,
J’y pense, et c’était le bon temps…
1971 : « Les halles » s’installaient à Rungis, et la proximité de l’aéroport d’orly avait poussé quelques promoteurs à installer à Fresnes, une « cité dortoir ». C’est là que mes parents allaient acheter leur premier commerce : une librairie, tabac, journaux et autres articles comme….des disques. On trouvait alors dans toutes les boutiques, des présentoirs de 45 tours (les magasins spécialisés n’existaient pas encore), et mes parents n’hésitaient pas à organiser des séances de dédicace d’auteurs ou de chanteurs ! C’est ainsi que nous avons fait connaissance de la famille Caradec. Les 45 tours du jeune chanteur avaient été mis en évidence, et c’est ainsi que toute la famille allait se lier d’amitié pour le jeune couple qui lui, vivait dans un 2 pièces, dans une des tours. Si les Caradec aimaient tant venir chez nous, c’est que nous y vivions ensemble des moments uniques. A la maison, la tolérance, nous n’en parlions pas. Nous la vivions. Mon grand-père Maltais, parlait 5 langues à 5 ans, 12 à 40 ans. Mon père lui, n’avait vécu qu’en Tunisie et en France ou il avait épousé ma mère : une normande ! Aussi nos repas familiaux ne manquaient jamais de sel… ils se déroulaient ainsi :
Papy, en bout de table, jouait malicieusement de ces atouts et commentait le repas à chacun d’entre nous, dans les langues que nous maîtrisions.
Avec Patricia caradec, c’était le russe, Jean-Michel lui répondait en anglais, qu’il parlait à la perfection. Pour l’oncle Armand c’était l’hébreu, l’arabe avec mon père, l’italien avec ma mère, et tout cela dans notre langue commune de bons franchouillards respectueux du sang versé pour la laïcité de notre pays d’adoption. Aussi, histoire de rire un peu plus, Jean-Michel emmenait avec lui un copain breton, juste histoire de corser les débats d’un dialecte dont eux seuls connaissaient le secret.
D’autres fois, c’était les « bœuf ». Chez nous, une pièce de l’appartement avait été consacrée à mon piano, un Erard à queue, que nous faisions résonner jusqu’au dernier étage, au grand dam des voisins. Aussi, pour nous remercier de la primeur de nos mélodies, une jeune femme à l’étage n’hésitait pas à sortir, dès l’aube, son accordéon massacrant «Verchuren », tandis que nous, moqueurs et sarcastiques, regrettions l’absence des satiristes bêtes et méchants d’ Hara Kiri…
C’est ainsi que j’allais devenir la « mascotte » des Caradec, la baby-sitter de leur fils Florian, tandis que Jean-Michel et moi, en bons voisins musiciens, échangions nos 33 tours, nous enrichissant de nos différences. Il aimait les chanteurs dits « réalistes », je leur préférais Litz ou Chopin. Il était Berger, moi, j’étais Sanson, il étais Stills, j’étais Nash, en résumé, j’étais Beatles, il était Stones. Je me souviens ainsi avoir passé des heures à tenter de le convaincre que « Tommy » des Who, était le plus grand opéra rock de tous les temps, tandis que lui me rabachaît que Patt Garrett et Billy le kid était le film à voir, et à écouter sans retenue… Et l’avenir allait lui donner raison, puisque le morceau « knocking on heaven’s door » a connu bien des succès.
Puis, tout allait arriver très vite: le succès, la notoriété, l’argent, le déménagement vers la maison de St Cloud, un studio d’enregistrement, une maison d’édition, tout ce qu’il fallait à la famille, agrandie d’une petite Madeline, pour se sentir libre. Jean-Michel aimait à croire que « tout le monde il était beau et gentil » comme il l’était lui-même. Il aurait donné tout ce qu’il avait, s’il avait pu racheter tous les malheurs de la terre. Ce qu’il ne pouvait faire avec de l’argent , il le faisait avec des mots, avec ses maux, comme le porte parole d’une génération révoltée qui ne demandait qu’une chose : le droit, non pas de vivre… mais d’exister. A sa façon, il ouvrit les portes dans lesquels allaient s’engouffrer d’autres contestataires comme Balavoine, ou Coluche (à qui il avait apporté son soutien lors de sa présentation aux élections de 1981).
Quelques temps avant sa disparition, nous échangions toujours nos 33 tours, et c’est ainsi qu’un soir, nous nous lancions dans un débat sans fin, avec cette question : crois tu vraiment que, dans 20 ans, nos enfants riront du rock’n’roll ? Il avait déjà traversé tant de mouvements et d’influences ! C’est ainsi que, comme un clin d’œil aux années 80 qui enterraient les rock roll de notre enfance, Jean-Michel allait décider d’en laisser un témoignage sur un de ses albums, juste histoire de le commenter…dans 20 ans … Patricia quand à elle, s’occupait plutôt du « management » et je lui dois mes connaissances du coté plus business, administratif, relationnel, dont Jean-Michel trop timide et réservé, trop artiste, n’aimait pas à s’occuper.
Aussi ai-je absorbé comme une éponge tout ce qu’ils m’ont permis d’apprendre, les concerts, le back stage, la technique, les studios, les spectacles : L’Olympia Caradec, Le Forestier, j’étais sous le piano ! La salle, pleine à craquer, refusait des dizaines de personnes à l’entrée, et quelques privilégiés avaient été priés de prendre place…. sur scène ! Le palais des sports, en mai 74, où les billets d’entrée atteignaient des prix hallucinants au marché noir tant l’affiche était belle : Maxime Le Forestier avait convié Dick Annegarn, Nicole Croisille (super blues woman !), Caradec, Yves Duteil. Les émissions de télé, les soirées « spéciale Caradec », les tournées dans les écoles où les institutrices apprenaient « la colline aux coralines » aux enfants, les rencontres, les connaissances, dont certaines me permirent d’évoluer et de travailler de nombreuses années dans le domaine musical. Là, d’aventures en aventures j’allais revêtir plusieurs casquettes, passant du management de groupes de rock au secrétariat de studios, à l’organisation de concerts, d’albums et de tournées.
Et s’il est des rencontres décisives dans une vie, celle des Caradec aura marqué indéniablement, la mienne. Ils m’ont aidés à me construire et m’ont ouvert le chemin, et ça, je ne l’oublie pas….
Parce qu’oublier n’est pas de mon age.